Regarder par le mauvais bout de la lorgnette
La résilience tire sa force du fait de passer pour indiscutable. Prémisse à la résolution de tous les malheurs, elle nous invite à explorer les mille et une manières de plier sans rompre, se rendre conforme à notre milieu et se renforcer dans l’épreuve. Résister sans opposer de résistance et accepter que les hommes évoluent dans une société du désastre et la bénissent de les avoir rendus plus forts est son modus operandi. Apprivoiser le pire afin de stimuler nos capacités d’« antifragilité », cette force intérieure nous permettant d’anticiper les catastrophes et d’en accepter l’inéluctabilité pour aller de l’avant.
Car la résilience entend nous préparer au pire sans jamais en élucider les causes. Ce qui revient à intérioriser la menace et à transformer la réalité physique et sociale du désastre en une nécessité à laquelle on ne peut se soustraire, amenant chacun à faire l’impasse sur ce à quoi il est contraint de se soumettre pour tenter d’y répondre. Cet impératif de préparation fonde la « transition écologique et climatique » tant attendue par la loi Climat et résilience.
La résilience est une technologie du consentement parce qu’elle est à la fois un discours tenu sur la technique et une technique elle-même, visant à amener les populations en situation de désastre à consentir [...]. Il s’agit aussi de consentir aux nuisances et à leur cogestion. Consentir, encore, à l’ignorance en désapprenant à être affecté par ce qui nous touche au plus profond de nous, notre santé notamment. Consentir enfin à l’expérimentation de nouvelles conditions de vie.
Appelant à « lutter contre » le dérèglement climatique en vivant avec, et exhortant chacun à prendre part à son gouvernement de manière active, positive et citoyenne, la loi Climat et résilience s’inscrit dans la « résiliomanie » contemporaine. Elle rend émotionnellement maniable ce qui est démesurément terrifiant en euphémisant le fait que nous sommes dans la catastrophe, en concentrant ses injonctions sur la mise en ordre de marche face à celles à venir, et en tablant sur nos aptitudes à rebondir à travers elles vers un « monde de demain » déjà là.
Administrer le consentement au désastre requiert d’administrer les sentiments à son égard. Il s’agit, par la « culture du risque », de nous convier à écoper avec des affects de joie agissante, de faire de chacun un « citoyen consommateur acteur du changement », d’« impérativement changer nos mentalités, nos manières de vivre et nos manières d’agir ». Cette loi prend part à la raison catastrophique qui nous trouve toujours de bonnes raisons pour endurer le désastre au prétexte de le dépasser.
D’autant plus que dans sa prétention à résoudre, la résilience s’empresse d’absoudre les uns et de culpabiliser les autres, ceux qui refusent de collaborer à cedit « monde d’après ».
Rendue subjective, la catastrophe devient une question à régler avec soi-même, un dépassement à opérer dont on ne se demande jamais s’il n’est pas pire que ce qui est dépassé, une victoire à remporter sur la peur, censée anéantir la menace qui la fait naître. Il s’agit de combattre le cancer, le dérèglement climatique, le Covid-19 ou le terrorisme, sans combattre le monde qui les fait émerger, car la résilience est toujours tournée vers l’avenir. La question devient : comment le malheur d’aujourd’hui peut-il nous conduire au bonheur de demain ? Cette liquidation du passé et du présent ôte aux populations toute perspective de prise de conscience de leur situation et de révolte.
Les « résiliothérapeutes » peuvent se targuer d’avoir réussi à contenir les populations exposées à la contamination, l’immense majorité n’ayant pas été déplacée, et à réduire au silence leur liberté d’avoir peur, sous couvert de les en libérer. Objectif, d’ailleurs aussi, clairement affiché par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), soucieuse de « dissiper la peur de la pandémie de Covid-19 », à défaut d’en sortir.
La peur est le signe d’une disposition non altérée à la liberté et à la vérité. Un moment indispensable pour prendre conscience des causes qui nous amènent à l’éprouver. Car elle est un effet de la catastrophe et non pas une conséquence, contrairement à ce qu’en dit la résiliothérapie, qui en individualise la prise en charge en culpabilisant les victimes et préconise d’apprendre à éteindre notre peur pour mieux étreindre notre malheur. Sortir de la prétention, y compris technologique, de pouvoir répondre à des situations impossibles, c’est prendre conscience de l’impuissance et de ses causes. La suite en découlera.
Entretien avec Thierry Ribault, Le Monde, 23/03/2021
Publié le 10 octobre 2020
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