Ne pas entendre l’apparaître dans son opposition à l’être mais comme sa révélation
Les Grecs distinguaient la vie privée et la vie publique de façon très différente de la nôtre, qui a vu émerger le phénomène du social, dépassant, voire abolissant cette distinction : la vie privée est celle de l’homme économique, indépendamment de son inscription dans le monde humain, c’est-à-dire le monde où l’on produit du sens reconnu et manifeste, des objets, et des œuvres, et tout ce qui, étant public, transcende l’homme privé aliéné à la seule nature.
« Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation “objective” avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux objets communs, être privé de la possibilité d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie. La privation tient à l’absence des autres ; en ce qui les concerne l’homme privé n’apparaît point, c’est donc comme s’il n’existait pas. » écrit Hannah Arendt (éd. Pocket, p. 99).
Et voilà que l’homme privé est devenu tout puissant. Tout puissant, mais demeurant privé, privé de cette transcendance qui caractérise le monde humain. L’ascension de l’homme économique est allée de pair avec la destruction du monde commun et du politique tout à la fois. Or « la réalité » est étroitement liée à l’idée de monde commun comme seul lieu d’une véritable existence humaine. C’est dans cet espace-là que peut avoir encore du sens la notion de vérité de fait, dans sa relation à la réalité humaine (et non scientifique) :
« Notre sens du réel dépend entièrement de l’apparence, et donc de l’existence d’un domaine public où les choses peuvent apparaître en échappant aux ténèbres de la vie cachée ».
Et dans « apparence », il ne faut pas entendre l’apparaître dans son opposition à l’être, mais au contraire comme sa révélation.
« Pour nous l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. (…). C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes (…) ».
Pour mieux saisir la post-vérité, relire Hannah Arendt, Mazarine Pingeot, The Conversation, 20/01/2017
Publié le 20 janvier 2017