Le bestiaire de l’imagination
Encore ne s’agit-il pas de la bizarrerie des rencontres insolites. On sait ce qu’il y a de déconcertant dans la proximité des extrêmes ou tout bonnement dans le voisinage soudain des choses sans rapport ; l’énumération qui les entrechoque possède à elle seule un pouvoir enchantement. [...] Si l’étrangeté de leur rencontre éclate, c’est sur fond de cet et, de ce en, de ce sur dont la solidité et l’évidence garantissent la possibilité d’une juxtaposition. Il était certes improbable que les hémorroïdes, les araignées et les ammobates viennent un jour se mêler sous les dents d’Eusthènes, mais, après tout, en cette bouche accueillante et vorace, ils avaient bien de quoi se loger et trouver le palais de leur coexistence.
La monstruosité que Borges fait circuler dans son énumération consiste au contraire en ceci que l’espace commun des rencontres s’y trouve lui-même ruiné. Ce qui est impossible, ce n’est pas le voisinage des choses, c’est le site lui-même où elles pourraient voisiner. [...] où pourraient-[elles] jamais se rencontrer, sauf dans la voix immatérielle qui prononce leur énumération, sauf sur la page qui la transcrit ? Où peuvent-ils jamais se juxtaposer sinon dans le non-lieu du langage ? [...] L’absurde ruine le et de l’énumération en frappant d’impossibilité le en où se repartiraient les choses énumérées. Borges n’ajoute aucune figure à l’atlas de l’impossible ; il ne fait jaillir nulle part l’éclair de la rencontre poétique ; il esquive seulement la plus discrète mais la plus insistante des nécessités ; il soustrait l’emplacement, le sol muet où les êtres peuvent se juxtaposer.
[...] Selon quel espace d’identité, de similitudes, d’analogies, avons-nous pris l’habitude de distribuer tant de choses différentes et pareilles ? Quelle est cette cohérence - dont on voit bien tout de suite qu’elle n’est ni déterminée par un enchaînement a priori et nécessaire, ni imposé par des contenus immédiatement sensibles ? [...] il s’agit de rapprocher et d’isoler, d’analyser, d’ajuster et d’emboîter des contenus concrets ; rien de plus tâtonnant, rien de plus empirique (au moins en apparence) que l’instauration d’un ordre parmi les choses ; rien qui n’exige un œil plus ouvert, un langage plus fidèle et mieux modulé ; rien qui ne demande avec plus d’insistance qu’on se laisse porter par la prolifération des qualités et des formes. Et pourtant un regard qui ne serait pas armé pourrait bien rapprocher quelques figures semblables et en distinguer d’autres à raison de telle ou telle différence : en fait, il n’y a, même pour l’expérience la plus naïve, aucune similitude, aucune distinction qui ne résulte d’une opération précise et de l’application d’un critère préalable. [...] L’ordre, c’est à la fois ce qui se donne dans les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n’existe qu’à travers la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage ; et c’est seulement dans les cases blanches de ce quadrillage qu’il se manifeste en profondeur comme déjà là, attendant en silence le moment d’être énoncé.
Les mots et les choses, Michel Foucault, préface
Publié le 21 janvier 2017