La perception du hors champ de l’écran
Le smartphone est l’outil idéal du nomade qui part le cœur léger et le smartphone rempli d’applications qui seront autant d’outils mobilisables tout au long de son périple. [...] mais...
Qui n’a jamais été bloqué dans son élan par un individu, les yeux rivés sur l’écran de son smartphone ? Qui n’a pas été stupéfait de constater à quel point l’extrême concentration sur ces petits rectangles lumineux perturbe la perception du hors champ de l’écran et empêche de constater les ralentissements provoqués par l’usage du smartphone sur les mouvements alentour ? [...] Telle démarche rectiligne et énergique doit dangereusement ralentir et pivoter à l’approche d’individus plantés ici et là en diverses postures, du selfie entre potes au point and shoot d’un monument en vue en passant par une discussion téléphonique gesticulée ou un frénétique tapotage bipouce de SMS. [...]
Mais les ralentissements propres au smartphone n’appartiennent en rien à la logique du slow car, plutôt que de nous ouvrir à la richesse de l’instant en y puisant les ressources d’une action de long terme, le smartphone nous enferme immanquablement dans le micro espace-temps du l’écran. [...] Les embouteillages provoqués par les smartphones révèlent une coupure vis-à-vis du monde proche au profit d’une concentration centrée sur cette petite lucarne lumineuse et une absence manifeste de ce sens. [...]
Richard Nisbett, dans The Geography of Thought (2004), proposait d’expliquer les différences de perceptions infraconscientes entre Américains et Chinois (plus exactement l’espace sinisé – Chine, Japon, Corée, Vietnam) par les modalités de l’action collective. Quand un Américain voit des poissons nageant dans un aquarium, un Chinois percevra un aquarium contenant algues, rochers et… poissons. L’un se focalise sur les objets saillants (pour le coup les animaux en mouvement) quand l’autre perçoit l’aquarium dans son ensemble en saisissant ainsi plus finement les rapports entre les différents éléments qui le composent.
Or, Nisbett ramène cette différence à celle qui distingue une culture individualiste, celles issues de la Grèce antique qui construit l’individu comme un être de volonté, solitaire, seul responsable de ses actes, et d’autre part une culture plus collectiviste fondée sur le modèle de pratiques agricoles, pour laquelle tout le village aide à la cueillette de chaque parcelle et qui promeut l’harmonie. Dans ce cas, une attention toute particulière est exigée à l’encontre de ses voisins dont la présence continûment perçue, ici et maintenant, est condition de réussite de l’action collective.
Le smartphone ne participerait-il pas de ces pratiques individualisantes qui rendent virtuels l’espace et les individus présents, en donnant, pour partie faussement, plus de concret à l’ailleurs ?
Embouteillage dans la mobilité : quand le smartphone bloque le passage
Raffi Duymedjian et Isabelle Né, The Conversation fr, 03/03/2017
Publié le 3 mars 2017