La forclusion du Tragique
Au peu-d’Image de la lecture, répond le Tout-Image de la Photo ; non seulement parce qu’elle est déjà en soi une image, mais parce que cette image très spéciale se donne pour complète - intègre, dira-t-on en jouant sur le mot. L’image photographique est pleine, bondée : pas de place, on ne peut rien y ajouter. [...] La Photographie rompt « le style constitutif » (c’est là son étonnement) ; elle est sans avenir (c’est là son pathétique, sa mélancolie) ; en elle, aucune protension. [...] Immobile, la Photographie reflue de la présentation à la rétention. La boucle est fermée, il n’y a pas d’issue. Carence stérile, cruelle : je ne puis transformer mon chagrin, je ne puis laisser dériver mon regard [...] lorsqu’elle est douloureuse, rien, en elle, ne peut transformer le chagrin en deuil. Et si la dialectique est cette pensée qui maîtrise le corruptible et convertit la négation de la mort en puissance de travail, alors, la Photographie est indialectique : elle est un théâtre dénaturé où la mort ne peut « se contempler », se réfléchir et s’intérioriser [...] la forclusion du Tragique ; elle exclut toute purification, toute catharsis. [...] Le temps est engorgé. [...] Il y a en elle comme un point énigmatique d’inactualité, une stase étrange, l’essence même d’un arrêt. Non seulement la Photo n’est jamais, en essence, un souvenir (dont l’expression grammaticale serait le parfait, alors que le temps de la Photo, c’est plutôt l’aoriste), mais encore elle le bloque, devient très vite un contre-souvenir. [...] Point d’odeur, point de musique, rien que la chose exorbitée. La Photographie est violente [...] parce qu’elle emplit de force la vue, et qu’en elle rien ne peut se refuser, ni se transformer.
Roland Barthes, La chambre claire, chapitre 37
Publié le 24 décembre 2016