Ève Lomé

Journal extime

Insondable mobile de nos actions

Insondable mobile de nos actions

L’architecture miraculeuse de la médiathèque Charles-Nègre, à Grasse

Avec son grand porte-à-faux et ses longues percées tubulaires, le bâtiment public des Alpes-Maritimes, Equerre d’argent en 2022, que ses maîtres d’œuvre (Ivry Serres, Laurent Beaudouin, Emmanuelle Beaudouin) et son maître d’ouvrage (la ville de Grasse) ont conjointement reçu en 2022.

Construit à flanc de colline, le bâtiment se dévoile comme un coup de théâtre, discret mais rayonnant, au détour des ruelles ombragées d’un quartier dont les fondations remontent au Moyen Age : un volume sculptural dédoublé, asymétrique, drapé d’un rideau de fines colonnes dont la blancheur vient réveiller les couleurs chaudes des immeubles alentour.

Rien à l’extérieur n’indique la nature du lieu, pas même la grande ouverture oblongue qui en perce la façade : la lumière du jour arrête les regards à sa surface. Il y a là quelque chose d’intrigant. Un petit mystère qui se dissipe à la nuit tombée, quand le bâtiment, éclairé depuis l’intérieur, diffuse sur le quartier un halo enchanteur.

Rafraîchie par un miroir d’eau, prolonge aujourd’hui le parvis de la médiathèque. Une passerelle la relie à l’entrée principale, qui enjambe une ruelle piétonne en contrebas. On s’y engouffre plus qu’on ne s’y engage, pour pénétrer dans l’ombre du porte-à-faux et dans l’atmosphère singulière qui y règne. Les longues percées tubulaires, qui en creusent sa sous-face, se prolongent à l’intérieur et filent jusqu’au fond du bâtiment, produisant un effet dynamique décoiffant.

Cette composition de voûtes, qu’on retrouve au plafond de tous les étages, répond à une équation structurelle complexe (qui intègre, entre autres, les contraintes liées au caractère sismique de la zone). Elle forge aussi l’esthétique du bâtiment. Jonglant avec des références qui s’y raccordent – les passages grassois, les voûtes de la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence, mais aussi celles de l’Alhambra, à Grenade, en Espagne –, avec d’autres qui renvoient à la nature du site lui-même – les grands murs en béton de Louis Kahn (1901-1974), les ouvertures de Paulo Mendes da Rocha (1928-2021) qui brouillent les limites entre intérieur et extérieur… –, les architectes ont sculpté les volumes, la lumière, travaillé l’acoustique pour fabriquer, sur six niveaux différents, un bâtiment qui soit autant un havre de paix qu’une aventure du regard.

Insaisissable dans sa totalité, avec ses trois entrées situées à trois niveaux différents, l’ouvrage fait la jonction entre le bas et le haut de la ville. Dans les étages supérieurs, la lumière du jour pénètre à la fois par les grandes baies vitrées et par des puits de lumière. Plus on descend, plus l’espace devient sombre, confiné. Pour un peu, on se croirait dans une grotte.

Le Monde

Publié le 4 août 2025

/ /