Accalmie de bon augure
De l’aéroport on a mis très peu de temps, à peine une demie heure, c’était un trajet irréel, tellement vide. Je suis arrivée dans ma rue, il n’y avait rien. Les bureaux dans ma cour d’immeuble étaient fermés. Une voisine m’a entendue venir parce que j’avais une valise à roulettes. Elle a déposé devant ma porte une soupe en bouteille et du pain. Elle m’a dit : « Je suis contente que vous soyez revenue ». Je pensais qu’on allait s’embrasser et non, elle est restée à distance de moi puis elle est repartie chez elle. C’était très touchant mais, en même temps, on rentrait dans ce nouveau monde.
La situation est déjà comme dans l’imaginaire. Dans l’appartement, comme je sors très peu, ça devient presque hypnotique – ça, c’est le premier pan. Je suis attirée et en même temps effrayée par l’enfermement et la solitude.
Je vois le ciel de ma fenêtre, il y a eu une grosse pleine lune il y a quinze jours. J’ai une belle vue sur le ciel donc j’en profite, j’aime beaucoup ça, et ça me rassure d’une certaine manière. Parce que c’est la vue de mon refuge. Mais il y a aussi l’autre pan, celui des journaux, la radio, où on est perpétuellement rappelés par l’alerte, le danger, les désastres. Je suis sans cesse comme éveillée à coups de marteau par les nouvelles, le nombre de morts. Il y a des pays dont on ne parle pas que je connais, et ces pays-là j’y pense.
D’abord, je suis comme tout le monde, j’ai l’impression d’être dans une nouvelle de Philip K. Dick. Mais ça pourrait déboucher sur le grondement d’une révolte, je sens ça, il a quelque chose qui saute aux yeux de tous : on ne peut pas applaudir tous les soirs le personnel médical, les professeurs, l’épicière du supermarché, et se dire que le 11 mai, tout sera fini. Je pense que non.
Je n’ose pas penser que ça va changer radicalement parce que je n’arriverai pas à croire que tout d’un coup, le ré-embrayage du travail ne va pas un peu effacer les rêveries les plus paisibles et les plus transformatrices.
L’hypernationalisme, les frontières, le chacun pour soi, c’est ce que la crise pourrait engendrer de pire. Le réflexe de dire « Nous, on se protège, et tant pis pour les autres. Nous, on a des lingots plein nos banques donc vous pouvez aller crever avec vos oliviers et vos chèvres ».
[INTERVIEW] Claire Denis : « La culture n’est pas un médicament pour calmer les gens. » 28 avril 2020
Publié le 5 mai 2020