Ève Lomé

Journal extime

Marcher sur des oeufs

Marcher sur des oeufs
Marcher sur des oeufs

Nous ne devons pas abandonner les questions de table aux tenants du productivisme agricole et de l’aseptisation alimentaire, pas plus qu’aux identitaires, viandards ou végans, car ni les uns ni les autres ne posent les questions en termes de culture émancipatrice. La table ne concerne pas que notre corps biologique mais aussi notre corps social, culturel, politique, onirique, anthropologique. Manger n’est jamais un acte simple, car c’est faire du moi avec de l’autre… Manger de la viande est encore plus complexe, car c’est incorporer de la chair, donc ce qui nous est le plus proche.

Le véganisme est de toutes les couleurs politiques, il existe des végans d’extrême droite comme d’extrême gauche ; comme il existe des viandards de gauche et de droite. Le végétarisme a d’ailleurs été dans l’histoire une idéologie bonne à tout faire, il a accompagné le meilleur comme le pire. Le meilleur se trouve par exemple dans L’Encyclopédie de Diderot sous l’illusion qu’il suffirait de ne plus manger de viande pour en finir avec toute violence. Le pire se trouve dans toute une tradition du nazisme qui avait fait le choix du végétarisme au nom de la pureté raciale.

La question serait celle de la viande en soi. Les végans diabolisent la viande, les identitaires la vénèrent. Ils s’entendent pour laisser croire que l’opposition serait entre les protéines animales et les protéines végétales, alors que la vraie alternative est entre, d’un côté, la production industrielle de protéines, qu’elles soient animales ou végétales, et, d’un autre côté, l’agroécologie. Viandards et végans sont donc les enfants de la même époque. Ils essentialisent la viande. Ils partagent souvent la même misère intellectuelle débouchant sur les mêmes impasses.

Paul Aries, entretien pour Le Monde 29/01/2022

Publié le 31 août 2021

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