Ève Lomé

Journal extime

Majuscules révérences

C’est donc la place faite à l’amateur dans la production des biens culturels qui semble en jeu dans cette affaire. Ce type de proposition invite à dépasser l’opposition délétère entre consommateurs et producteurs d’art.

Les milieux artistiques qu’on aurait pu croire débarrassés d’une certaine vision romantique de l’Art et de toutes ses révérences majuscules, voire curieux de ce qui peut naître loin des cursus académiques, et pourquoi pas amusés par l’expérimentation même, n’ont cessé de vitupérer [...].

Alors que les artistes, depuis le début du XXᵉ siècle, ont largement renouvelé leur vocabulaire graphique en explorant celui des pratiques naïves ou brutes, voire de la consommation de masse, ici l’homme du commun cher à Dubuffet sème la zizanie dans la galerie :
« Je suis bien persuadé qu’il y a en tout être humain un immense fond de créations et d’interprétations mentales de la plus haute valeur qui soit, et bien plus qu’il n’en faut pour susciter dans le domaine artistique une œuvre d’immense ampleur, si les circonstances, si les conditions extérieures viennent par hasard à se trouver réunies pour que cet individu s’éprenne d’œuvrer dans ce sens. »
Jean Dubuffet, « L’homme du commun à l’ouvrage », 1991

C’était à qui annoncerait le plus bruyamment qu’il résiliait son abonnement à Beaux-Arts Magazine [...], qu’il exigeait de sa galerie qu’elle cesse toute collaboration avec ce magazine… On a pu lire dans ces espaces semi-privés que sont les groupes d’amis (qui peuvent rassembler des milliers de personnes) des insultes envers les [animateurs], l’évocation des mânes des artistes maudits qui ont souffert, eux – oreille coupée, suicide, etc.- et se trouveraient insultés par cette émission, ou encore des constats apocalyptiques sur l’état de la société tombée dans le divertissement.

La polémique surprend par sa virulence : elle donne à penser qu’il s’agit de faire respecter une certaine sacralité de l’art, et de tracer nettement la frontière entre ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas. Sans entrer dans des jugements de valeur – ni sur les concurrents, ni sur ceux qui tonnent contre –, la violence avec laquelle on exige cette distinction trahit au minimum une profonde insécurité.
Cette violence surprend dans un pays qui foisonne d’institutions artistiques, d’associations et de programmes de sensibilisation, comme si ceux qu’on souhaite rapprocher de l’art n’avaient d’autre place légitime que celle du spectateur, c’est-à-dire de consommateur culturel.

Pourtant, il n’est pas certain que déambuler dans des salles d’exposition soit une approche de l’art supérieure à celle qu’offre une pratique assidue, même modeste, qui vous met en face des difficultés de l’art comme de vos propres limites, limites qu’un artiste professionnel éprouve tous les jours, lui, et dont il fait la matière même de sa recherche esthétique.

Si cette polémique mérite qu’on s’y arrête, c’est parce qu’elle illustre les tensions que suscite la montée en puissance des anonymes et des logiques de validation par la masse. Depuis que nous sommes plongés dans une existence numérique, la réputation d’un individu s’y construit par l’addition des clics et des likes, y compris dans des secteurs où la légitimité était de longue date fondée sur la reconnaissance des pairs (critère qui est aussi à l’œuvre dans la recherche académique) et la connaissance des codes.
L’amateur à ses pinceaux, Muriel Louâpre, 19 janvier 2017, The Conversation

Publié le 19 janvier 2017

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