Ève Lomé

Journal extime

Le monde s’enroule sur lui-même

La ressemblance joue un rôle bâtisseur. C’est elle qui conduit pour une grande part l’exégèse et l’interprétation des textes ; c’est elle qui organise le jeu des symboles, permet la connaissance des choses visibles et invisibles, guide l’art de les représenter. Le monde s’enroule sur lui-même : la terre répétant le ciel, les visages se mirant dans les étoiles, et l’herbe enveloppant dans ses tiges les secrets qui servaient à l’homme. Et la représentation se donne comme répétition : théâtre de la vie ou miroir du monde (...). Comment la similitude est-elle pensée ? Comment organise -t-elle les figures du savoir ? Et s’il est vrai que les choses qui se ressemblent sont en nombre infini, peut-on, du moins, établir les formes selon lesquelles il leur arrive d’être semblables les une aux autres.
Ainsi par l’enchaînement de la ressemblance et de l’espace, par la force de cette convenance qui avoisine le semblable et assimile les proches, le monde forme chaîne avec lui-même. [...]

Et pourtant le système n’est pas clos. Une ouverture demeure : par elle, tout le jeu des ressemblances risquerait de s’échapper à lui-même, ou de demeurer dans la nuit, si une figure nouvelle de la similitude ne venait achever le cercle, - le rendre à la fois parfait et manifeste.
Convenientia, aemulatio, analogie et sympathie [les 4 formes de la similitude] nous disent comment le monde doit se replier sur lui-même, se redoubler, se réfléchir ou s’enchaîner pour que les choses puissent se ressembler. Elles nous disent les chemins de la similitude et par où ils passent ; non là où elle est, ni comment on la voit, ni à quelle marque on la reconnaît. Or, peut-être nous arriverait-il de traverser tout ce foisonnement merveilleux des ressemblances, sans même nous douter qu’il est préparé depuis longtemps par l’ordre du monde, et pour notre plus grand bienfait. [...]
Il faut que les similitudes enfouies soient signalées à la surface des choses ; il est besoin d’une marque visible des analogies invisibles. Toute ressemblance n’est-elle pas d’un même coup, ce qui est le plus manifeste et ce qui est le mieux caché ? Elle n’est pas composée en effet de morceaux juxtaposés, - les uns identiques, les autres différents : elle est d’un seul tenant une similitude qu’on voit ou qu’on ne voit pas. Elle serait donc sans critère, s’il n’y avait en elle - ou au-dessus ou à côté - un élément de décision qui transforme son scintillement douteux en claire certitude.
Il n’y a pas de ressemblance sans signature.
[...]

D’après Michel Foucault, Les mots et les choses, chapitres II, I et II, II

Publié le 20 février 2017