Ève Lomé

Journal extime

L’aemulatio

Une sorte de convenance, mais qui serait affranchie de la loi du lieu, et jouerait, immobile, dans la distance. Un peu comme si la connivence spatiale avait été rompue et que les anneaux de la chaîne, détachés, reproduisaient leurs cercles, loin les uns des autres, selon une ressemblance sans contact. Il y a quelque chose du reflet et du miroir : par elle les choses dispersées à travers le monde se donnent réponse. [...]
Par ce rapport d’émulation, les choses peuvent s’imiter d’un bout à l’autre de l’univers sans enchaînement ni proximité : par sa réduplication en miroir, le monde abolit la distance qui lui est propre ; il triomphe par là du lieu qui est donné à chaque chose. De ces reflets qui parcourent l’espace, quels sont les premiers ? Où est la réalité, où est l’image projetée ? Souvent il n’est pas possible de le dire, car l’émulation est une sorte de gémellité naturellement des choses ; elle naît d’une pliure de l’être dont les deux côtés, immédiatement, se font face. [...]
L’émulation se donne d’abord sous la forme d’un simple reflet, furtif, lointain ; elle parcourt en silence les espaces du monde. Mais la distance qu’elle franchit n’est pas annulée par sa subtile métaphore ; elle demeure ouverte pour la visibilité. Et dans ce duel, les deux figures affrontées s’emparent l’une de l’autre. Le semblable enveloppe le semblable, qui à son tour le cerne, et peut-être sera-t-il à son tour enveloppé, par un redoublement qui a le pouvoir de se poursuivre à l’infini. [...]
Les anneaux de l’émulation ne forment pas une chaîne comme les éléments de la convenance : mais plutôt des cercles concentriques, réfléchis et rivaux.
Michel Foucault, Les mots et les choses, II, I

Publié le 22 février 2017