J’aime toujours les chansons, Qui parlent d’amour et d’hirondelles...
Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant : « Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. » Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria : « (…) Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu… Je pense que c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer, ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur, non plus ? Je n’en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité. » Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire « vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît ». (…)
Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque d’audace pour formuler une exigence plus grande que celle-là (qu’il pouvait renouveler puisqu’elle n’avait pas fâché Odette la première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait : « C’est malheureux, ce soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été déplacés comme l’autre soir ; il me semble pourtant que celui-ci n’est pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les autres ? » Ou bien, si elle n’en avait pas : « Oh ! pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements. » De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d’Odette, et que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses ; et bien plus tard, quand l’arrangement (ou le simulacre rituel d’arrangement) des catleyas fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya », devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte de la possession physique – où d’ailleurs l’on ne possède rien –, survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire « faire l’amour » ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles – ou crues telles par nous – pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois pour Swann l’arrangement des catleyas.
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann
Marcel Proust
Publié le 23 mars 2022
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