Conviction et responsabilité : la tragédie de l’éthique
Conviction et responsabilité : la tragédie de l’éthique chez Max Weber
Nul ne peut servir deux maîtres à la fois, telle est la conclusion que l’on pourrait tirer de l’opposition entre « l’éthique de la responsabilité » et « l’éthique de la conviction » que Max Weber présente dans Le savant et le politique (1919), ou, formulée en d’autres termes : tout choix se paye ! Que dit-elle en somme cette fameuse distinction dont le grand sociologue allemand fait « le problème décisif » de l’action morale ?
Tout d’abord ceci, et qui paraît nuancer l’opposition : ce n’est pas que l’éthique de la conviction, où il s’agit, avant tout, d’agir en conformité avec ses principes et de « veiller sur la flamme de la pure doctrine », signifie une indifférence aux conséquences de ses actes, ni, inversement, que prendre en compte leurs effets prévisibles équivaut à un manque de conscience ou de scrupule. Raymond Aron, dans son Introduction à l’ouvrage remarque fort justement : « Nul n’a le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes […] On agit par conviction et pour obtenir certains résultats ». Rappeler cette vérité (comme le fait également Léo Strauss), constitue si peu une critique de la pensée de Max Weber que lui-même prend soin de lier les deux termes de l’obligation morale.
Il est des cas, cependant, où il est impossible de les accorder de façon harmonieuse. Nous sommes alors condamnés à choisir entre ces deux options qui sont, l’une et l’autre, morales, puisqu’il n’est pas d’instance - lumière naturelle ou divine - qui puisse nous éclairer, et que la raison est divisée contre elle-même.
Ce qui est particulièrement remarquable dans l’argumentation de Weber, c’est qu’elle porte ultimement sur la question de l’imputabilité du mal : qui est responsable, en dernier ressort, des « conséquences fâcheuses » de nos actions puisque celles-ci ne peuvent toujours être évitées ? Le partisan de l’éthique de la responsabilité, dira : C’est moi ! Et il ne pourra se défausser ou se dérober, à l’inverse du partisan de l’éthique de la conviction lequel en attribuera la responsabilité « au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi ».
De quoi sommes-nous comptables : de la sauvegarde des principes moraux ou du monde dans lequel nous sommes impliqués ? Des deux ! Mais vous aurez à choisir et, dans tous les cas, le mal sera inévitable. Tel est le fond tragique du choix crucial devant lequel Weber nous place ; un choix qui n’est pas entre agir ou non de façon morale, mais qui est obligation d’avoir à trancher entre deux voies, deux possibilités, qui sont également morales (quoiqu’elles se condamnent réciproquement). En sorte qu’il n’est pas de choix éthique qui, en fin de compte, ne soit tout à la fois subjectif et arbitraire.
Une illustration saisissante de ce drame de l’éthique se trouve dans l’exemple pris par Raymond Aron : « Max Weber aurait souscrit aux formules préférées de Julien Benda au moment de l’affaire Dreyfus : en tant que clerc [nous dirions aujourd’hui : en tant qu’intellectuel], je défends la vérité, c’est-à-dire je proclame l’innocence de Dreyfus, mais qu’on ne dise pas pas que je sers par la même ma patrie ou l’armée. Tout au contraire, en compromettant le prestige de l’état-major, je mets en péril l’autorité des chefs militaires. Mais je suis comptable de la vérité, non de la puissance française ».
Il n’est rien qui soit plus digne de respect chez les grands esprits que la liberté qu’ils s’autorisent de prendre avec les opinions dominantes, nous perturbant jusque dans nos certitudes les mieux assurées. Qui eût penser qu’entre la défense de l’innocence de Dreyfus et la défense du prestige de l’armée française, l’homme soucieux d’agir moralement avait un choix à faire ? Ainsi les antidreyfusards, qui privilégiaient l’honneur de l’armée au détriment de la justice, pouvaient être aussi moraux que les dreyfusards, lesquels étaient soucieux de faire triompher avant tout le droit et la vérité ? Le disciple de Weber dira : peut-être ! s’il est vrai - schématisons les choses - que les premiers obéissaient à l’éthique de la responsabilité et les seconds à l’éthique de la conviction.
Nous sommes comptables de la vérité, mais de l’état du monde aussi, quoique nous ne puissions toujours l’être des deux à la fois. L’on trouverait mille exemples de ce conflit, jusque dans nos vies privées.
Les systèmes de valeurs varient et divergent en partie en raison de la fonction qui est la nôtre, de la position que nous occupons : celle du savant, de l’intellectuel ou du médecin humanitaire n’est pas celle de l’homme politique. Et quoique chacun soit dans son rôle, ni l’un ni l’autre n’ont absolument raison ou entièrement tort. Quant à juger lequel est plus « moral » que l’autre, nul ne peut en décider ! Tel est le dernier mot de Max Weber.
Cette conclusion est, sans doute, désespérante, mais elle l’est bien moins que la solution utilitariste qui veut qu’en toute situation d’incertitude, il suffit de procéder au calcul rationnel de la maximisation des utilités et tout ira pour le mieux ! Avec ce procédé, parfaitement innocent, le pire est que disparait la conscience que nous aurons à payer le prix de nos choix lorsque le mal est inévitable.
Publié par Michel Terestchenko, 19 octobre 2011
Porte-plumes
Publié le 7 mars 2019
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